Le Pari de Pascal
"Infini - rien. - Notre âme est jetée dans le corps, où elle
trouve nombre, temps, dimensions. Elle raisonne là-dessus, et appelle cela
nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.
L'unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une
mesure infinie. Le finit s'anéantit en présence de l'infini, et devient pur
néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice
divine. Il n'y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de
Dieu, qu'entre l'unité et l'infini.
Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde. Or la
justice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquer que la
miséricorde envers les élus.
Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature. Come nous
savons qu'il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu'il y
a un infini en nombre. Mais nous savons ce qu'il est : il est faux qu'il soit
pair, il est faux qu'il soit impair, car, en ajoutant l'unité, il ne change
point de nature ; cependant c'est un nombre, et tout nombre est pair ou
impair (il est vrai que cela s'entend de tout nombre fini). Ainsi, on peut
bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est.
N'y a-t-il point une vérité substantielle, voyant tant de choses vraies
qui ne sont point la vérité même ?
Nous connaissons donc l'existence et la nature du fini, parce que nous
sommes finis et étendus comme lui. Nous connaissons l'existence de l'infini
et ignorons sa nature, parce qu'il a étendue comme nous, mais non pas des
bornes comme nous. Mais nous ne connaissons ni l'existence ni la nature de
Dieu, parce qu'il n'a ni étendue ni bornes.
Mais par la foi nous connaissons son existence ; par la gloire nous
connaîtrons sa nature. Or, j'ai déjà montré qu'on peut bien connaître
l'existence d'une chose sans connaître sa nature.
Parlons maintenant selon les lumières naturelles.
S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n'ayant ni
parties ni bornes, il n'a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de
conaître ni ce qu'il est, ni s'il est. Cela étant, qui osera entreprendre de
résoudre cette question ? Ce n'est pas nous, qui n'avons aucun rapport à
lui.
Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur
créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ?
Ils déclarent, en l'exposant au monde, que c'est une sottise,
stultitiam ; et puis, vous vous plaignez de ce qu'ils ne la prouvent
pas ! S'ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c'est en manquant
de preuve qu'ils ne manquent pas de sens.
- "Oui ; mais encore que cela excuse ceux qui l'offrent telle, et que cela
les ôte de blâme de la produire sans raison, cela n'excuse pas ceux qui la
reçoivent."
- Examinons donc ce point, et disons : "Dieu est, ou il n'est pas." Mais
de quel côté pencherons-nous ? La raison n'y peut rien déterminer : il y a un
chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette
distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par
raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre ; par raison, vous ne pouvez
défendre nul des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n'en
savez rien.
- "Non ; mais je les blâmerai d'avoir fait, non ce choix, mais un choix ;
car, encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille faute,
ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier."
- Oui ; mais il faut parier. Cela n'est pas volontaire, vous êtes
embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu'il faut choisir, voyons
ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et
le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre
connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir :
l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant
l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé.
Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu
est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous
perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.
- "Cela est admirable. Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être
trop."
- Voyons. puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n'aviez
qu'à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gagner ; mais s'il y en
avait trois à gagner, il faudrait encore jouer (puisque vous êtes dans la
nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé de
jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois, à un jeu où il y a
pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de
bonheur. Et cela étant, quand il aurait une infinité de hasards, dont un seul
serait pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux ; et
vous agiriez de mauvais sens, en étant obligé à jouer, de refuser de jouer
une vie contre trois à un jeu où d'ine infinité de hasards il y en a un pour
vous, s'il y avait une infinité de vie infiniment heureuse à gagner. Mais il
y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain
contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini.
Cela ôte tout parti : partout où est l'infini, et où il n'y a pas infinité de
hasards de perte contre celui du gain, il n'y a point à balancer, il faut
tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la
raison pour garder la vie, plutôt que de la hasarder pour le gain infini
aussi prêt à arriver que la perte du néant.
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il
est certain qu'on hasarde, et que l'infinie distance qui est entre la
certitude de ce qu'on s'expose, et l'incertitude de ce
qu'on gagnera, égale le bien fini, qu'on expose certainement, à l'infini, qui
est incertain. Cela n'est pas ; aussi tout joueur hasarde avec certitude pour
gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour
gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n'y a pas
infinité de distance entre cette certitude de ce qu'on s'expose et
l'incertitude du gain ; cela est faux. Il y a, à la vérité, infinité entre la
certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l'incertitude de gagner
est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde, selon la proportion des
hasards de gain et de perte. Et de là vient que, s'il y a autant de hasards
d'un côté que de l'autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors la
certitude de ce qu'on s'expose est égale à l'incertitude du gain : tant s'en
faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi, notre proposition est
dans un force infinie, quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a
pareils hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela est
démonstratif ; et si les hommes sont capables de quelque vérité, celle-là
l'est.
- "Je le confesse, je l'avoue. Mais encore n'y a-t-il point moyen de voir
le dessous du jeu ?"
- Oui : l'Ecriture, et le reste, etc.
- "Oui ; mais j'ai les mains liées et la bouche fermée ; on me force à
parier, et je ne suis pas en liberté ; on ne me relâche pas. Et je suis fait
d'une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse
?"
- Il est vrai. Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire,
puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de
vos passions. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l'argumentation
des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez
aller à la foi, et vous n'en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de
l'infidélité, et vous en demandez les remèdes : apprenez de ceux qui ont été
liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui
savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d'un mal dont vous
voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé : c'est en faisat
tout comme s'ils croyaient, en prenant l'eau bénite, en faisant dire des
messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira.
- "Mais c'est ce que je crains."
- Et pourquoi ? qu'avez-vous à perdre ?...
Mais, pour vous montrer que cela y mène, c'est que cela diminue les
passions, qui sont vos grands obstacles.
Fin de ce discours. - Or, quel mal vous arrivera-t-il en prenant
ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaisssant, bienfaisant,
ami sincère, véritable. A la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs
empestés, dans la gloire, dans les délices ; mais n'en aurez-vous point
d'autres ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et que, à chaque pas
que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain, et tant
du néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez
parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vos n'avez rien
donné.
- "Oh ! ce discours me transporte, me ravit, etc."
- Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu'il est fait par
un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Etre
infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi
le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire ; et qu'ainsi la force
s'accorde avec cette bassesse. "